Un pansement bien fait, ce n?est pas encore un soin complet.
La cicatrisation ne se joue pas seulement sous une compresse stérile : elle commence dans le sang, les cellules, les réserves nutritionnelles, et s?effondre dès qu?il manque une brique.
Sur le terrain, je vois chaque semaine des patients âgés ou affaiblis chez qui les pansements se succèdent sans progrès visibles, faute d?avoir posé la question essentielle : le corps a-t-il ce qu?il lui faut pour cicatriser ?
C?est une question clinique. Pas une question secondaire.
Et en tant qu?infirmière formée en nutrithérapie (CFNA), c?est un levier que je ne laisse jamais de côté.
Repères cliniques et recommandations
La cicatrisation est un processus hautement consommateur en nutriments.
Elle mobilise trois grandes phases (inflammation ? prolifération ? remodelage), chacune exigeant des apports spécifiques.
Nutriments clés reconnus :
Protéines : au moins 1,2 à 1,5 g/kg/j selon l?ESPEN. Indispensables pour la néoangiogenèse, la synthèse de collagène, l?immunité. Chez les patients en insuffisance rénale chronique non dialysés, un apport protéique élevé peut être délétère. Il est recommandé de limiter l'apport en protéines à 0,6?0,8 g/kg/j, en tenant compte de l'état nutritionnel global et des besoins spécifiques du patient. Une collaboration étroite avec le néphrologue est essentielle pour adapter les recommandations nutritionnelles
Zinc : Avec l?âge, l?absorption intestinale du zinc diminue fortement. En pratique, la majorité des patients de plus de 60 ans sont en déficit- silencieux, mais cliniquement significatif. C?est une situation comparable à celle de la vitamine D : le manque est systémique, pas accidentel.
Dans une prise en charge de plaie chronique chez un patient âgé, le zinc devrait être complémenté d?office, sauf contre-indication, à une posologie adaptée (souvent entre 15 et 30 mg/j selon le statut et le poids corporel).
L'objectif est de soutenir la qualité du collagène, relancer l?immunité locale, éviter les infections récidivantes et accélérer la réparation tissulaire.
Et bien sûr, il faut informer le patient d'espacer la prise de zinc d?au moins 2 heures du fer, pour éviter toute compétition d?absorption digestive.
Vitamine C : la vitamine C joue un rôle clé dans l?hydroxylation du collagène, une étape essentielle à la solidité et à la qualité du tissu cicatriciel. Sans elle, la cicatrisation est lente, fragile, voire bloquée.
Ce n?est pas une hypothèse. Aujourd?hui, on revoit des cas de scorbut, autant chez des enfants que chez des personnes âgées. Pourquoi ? Parce que l?alimentation moderne est appauvrie, et parce que chez les personnes âgées, la diminution de la mastication (problèmes dentaires, fatigue, perte d?appétit) réduit fortement la consommation de fruits et légumes frais, principales sources de vitamine C. En présence de plaies chroniques, et a fortiori chez les patients de plus de 60 ans, la supplémentation en vitamine C devrait être systématique. Elle peut être intégrée en routine matinale, à distance d?un repas si besoin, à raison de 500 à 1000 mg/j selon le contexte.
L'objectif étant ici de soutenir la synthèse de collagène, réduire l?inflammation, et améliorer la résistance tissulaire dès les premières semaines de soin.
Fer : une anémie, même modérée, ralentit tout processus réparateur. En nutrithérapie, nous évitons autant que possible les compléments de fer, qui sont fortement pro-oxydants et donc pro-inflammatoires ? tout ce que l?on veut éviter dans un contexte de cicatrisation fragile.
? L?idéal reste une correction alimentaire ciblée (viande rouge bio, boudin noir, légumineuses bien tolérées, ortie, spiruline, fruits secs riches en fer non héminique, etc.).
Mais en cas d?urgence (anémie sévère), un complément peut s?avérer nécessaire. Dans ce cas, il faut impérativement le prendre à distance :
Des oméga-3 : pour éviter leur oxydation par le fer libre (les oméga-3 sont très sensibles à l?oxydation lipidique).
Du zinc : car le zinc et le fer partagent le même transporteur intestinal (DMT1), ce qui crée une compétition d?absorption et réduit l?efficacité des deux si pris simultanément.
? Espacer les prises d?au moins 2 heures permet d?optimiser l?absorption sans interférence ni inflammation inutile.
La vitamine A est essentielle à la différenciation cellulaire, à l'intégrité de l?épiderme et à l?immunité locale, en particulier dans le processus de réparation cutanée. La majorité de notre apport provient non pas de la vitamine A directement, mais d?un mécanisme de conversion : les bêta-carotènes alimentaires sont transformés par le foie en rétinol (forme active).
Problème : ce processus dépend à la fois de la qualité de l?alimentation, du bon fonctionnement hépatique, et de la présence de certains cofacteurs (zinc, lipides?). Avec une alimentation appauvrie en fruits et légumes frais, avec une carence en zinc, il n?est pas rare de voir des patients en déficit fonctionnel de vitamine A. Chez les patients porteurs de plaies chroniques, un bilan alimentaire peut justifier une complémentation ciblée en Bêtacarotènes (tout en analysant les facteurs nécessaire à leur conversion, afin de corriger les autres carences). L'objectif : réactiver le renouvellement cellulaire, soutenir la régénération de la peau, et limiter le risque d'infections secondaires.
Omega-3 (EPA/DHA) : Les acides gras oméga-3, en particulier l?EPA et le DHA, jouent un rôle essentiel dans la modulation de l?inflammation et dans la résilience des tissus en phase de réparation. Ils agissent au niveau cellulaire pour limiter la production de cytokines pro-inflammatoires et favoriser un environnement propice à la cicatrisation.
Leur principal réservoir : les poissons gras (sardine, maquereau, hareng, saumon sauvage). Or, très peu de patients en consomment suffisamment : par goût, par méconnaissance ou tout simplement par habitude alimentaire défavorable.
En présence d'une plaie chronique ou d?un processus inflammatoire prolongé, une complémentation en oméga-3 (EPA/DHA) peut être envisagée pour soutenir l?homéostasie immunitaire et améliorer la tolérance locale des tissus.
Travaux du Dr Jean-Paul Curtay (fondateur du CFNA) :
Jean-Paul Curtay insiste sur l?importance de corriger les carences de fond pour relancer une cicatrisation bloquée. Dans ses publications, il recommande :
Un statut protéique optimal (pré-albumine ? 180 mg/L) ;
Une évaluation systématique des apports caloriques, surtout chez les patients dénutris ou atteints de maladies chroniques (diabète, BPCO, cancer).
Ce n?est pas une théorie alternative : c?est un travail de terrain, soutenu par des données validées (ESPEN, HAS), malheureusement trop souvent négligées dans les protocoles standards.
Ce que je constate sur le terrain
Je suis appelée sur des plaies chroniques (ulcères, escarres, plaies post-opératoires qui stagnent), où aucune analyse nutritionnelle n?a été faite, où l?on continue les soins techniques comme si le corps allait réparer tout seul.
Ce que je vois :
Des patients sous-nutris, parfois maigres mais aussi parfois en surpoids, cachant une fonte musculaire sévère, surtout après une hospitalisation.
Des douleurs non prises en compte, entraînant une baisse de l?appétit et une dénutrition silencieuse.
Même les plaies post-opératoires simples peuvent s'enkyster si les apports sont insuffisants.
Et chez les patients polymédiqués, chaque carence potentielle (vitamine C, zinc, protéines) ralentit tout.
Ce qui fait la différence dans ma prise en charge
Quand je prends en charge une plaie qui ne cicatrise pas :
? J?observe : fonte musculaire ? Perte de poids récente ? Diminution des apports ?
? Je questionne : autonomie pour les repas ? Capacité à cuisiner ? Habitudes alimentaires?
? Je conseille : de nouvelles habitudes alimentaires, des compléments ponctuels et ciblés.
? J'informe: le médecin traitant, et parfois à l?hôpital si une évaluation de la plaie est nécessaire.
Je n?impose pas la prise de compléments alimentaires.
Mais je mets sur la table ce qui doit l?être, en m?appuyant sur les recommandations nutritionnelles validées (ESPEN, HAS, Curtay) et en m?adaptant à ce que le patient peut réellement faire, chez lui.
Une plaie ne se referme pas sur un organisme vide.
Il faut oser dire : ?Ce pansement, on peut le faire cent fois. Mais sans zinc, sans protéines, sans omega3: il ne prendra pas.?
C?est ce que je propose.
Un soin qui tient compte du corps, pas juste du protocole.
Isabelle Duchateau
Infirmière spécialisée SIAMU- soins à domicile (Région Le Roeulx, Thieu, Maurage, Bracquegnies, Houdeng etc)
Référente en soin de plaies (certifiée en nov.25)
Formée en nutrithérapie (CFNA) et aromathérapie (Collège Dominique Baudoux)